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Claude Monet par lui-même En 1900, Monet a atteint la gloire. A l'occasion d'une exposition parisienne un journaliste du Temps, Thiébault-Sisson, lui fait raconter sa vie. Le 26 novembre 1900 le journal Le Temps publie donc cette autobiographie où Monet bâtit lui-même sa légende. Le texte, savoureux et volontiers anecdotique, n'est pas forcément le reflet fidèle de la réalité... Texte original en Français : |
Mon histoire
Je suis un Parisien de Paris. J'y suis né, en 1840, sous le bon roi Louis-Philippe, dans un milieu tout d'affaires où l'on affichait un dédain méprisant pour les arts. Mais ma jeunesse s'est écoulée au Havre, où mon père s'était installé, vers 1845, pour suivre ses intérêts de plus près, et cette jeunesse a été essentiellement vagabonde. J'étais un indiscipliné de naissance ; on n'a jamais pu me plier, même dans ma petite enfance, à une règle. C'est chez moi que j'ai appris le peu que je sais. Le collège m'a toujours fait l'effet d'une prison, et je n'ai jamais pu me résoudre à y vivre, même quatre heures par jour, quand le soleil était invitant, la mer belle, et qu'il faisait si bon courir sur les falaises, au grand air, ou barboter dans l'eau.
Jusqu'à quatorze ou quinze ans, j'ai vécu, au grand désespoir de mon père, cette vie assez irrégulière, mais très saine. Entre temps, j'avais appris tant bien que mal mes quatre règles, avec un soupçon d'orthographe. Mes études se sont bornées là. Elles n'ont pas été trop pénibles, car elles s'entremêlaient pour moi de distractions. J'enguirlandais la marge de mes livres, je décorais le papier bleu de mes cahiers d'ornements ultra-fantaisistes, et j' y représentais, de la façon la plus irrévérencieuse, en les déformant le plus possible, la face ou le profil de mes maîtres.
Je devins vite, à ce jeu, d'une belle force. A quinze ans, j'étais connu de tout Le Havre comme caricaturiste. Ma réputation était même si bien établie qu'on me sollicitait platement de tous côtés, pour avoir des portraits-charge. L'abondance des commandes, l'insuffisance aussi des subsides que me fournissait la générosité maternelle m'inspirèrent une résolution audacieuse et qui scandalisa, bien entendu, ma famille : je me fis payer mes portraits. Suivant la tête des gens, je les taxais à dix ou vingt francs pour leur charge, et le procédé me réussit à merveille. En un mois ma clientèle eut doublé. Je pus adopter le prix unique de vingt francs sans ralentir en rien les commandes. Si j'avais continué, je serais aujourd'hui millionnaire.
La considération, par ces moyens, m'étant venue, je fus un personnage, bientôt, dans la ville. A la devanture du seul et unique encadreur qui fit ses frais au Havre, mes caricatures, insolemment, s'étalaient à cinq ou six de front, dans des baguettes d'or, sou un verre, comme des oeuvres hautement artistiques, et quand je voyais, devant elles, les badauds en admiration s'attrouper, crie, en les montrant du doigt, - C'est un tel ! - j'en crevais d'orgueil dans ma peau.
Il y avait bien une ombre à ce tableau. Dans la même vitrine, souvent, juste au-dessus de mes produits, je voyais accrochées des marines que je trouvais, comme la plupart des Havrais, dégoûtantes. Et j'étais, dans mon for intérieur, très vexé d'avoir à subir ce contact, et je ne tarissais pas en imprécations contre l'idiot qui, se croyant un artiste, avait eu le toupet de les signer, contre ce "salaud" de Boudin. Pour mes yeux, habitués aux marines de Gudin, aux colorations arbitraires, aux notes fausses et aux arrangements fantaisistes des peintres à la mode, les petites compositions si sincères de Boudin, ses petits personnages si justes, ses bateaux si bien gréés, son ciel et ses eaux si exacts,uniquement dessinés et peints d'après nature, n'avaient rien d'artistique, et la fidélité m'en paraissait plus que suspecte. Aussi sa peinture m'inspirait-elle une aversion effroyable, et, sans connaître l'homme, je l'avais pris en grippe. Souvent l'encadreur me disait : "Vous devriez faire la connaissance de Monsieur Boudin. Quoi qu'on dise de lui, voyez-vous, il connaît son métier. Il l'a étudié à Paris, dans les ateliers de l'école des Beaux-Arts. Il pourrait vous donner de bons conseils".
Et je résistais, je faisais mon faraud. Que pourrait bien m'apprendre un bonhomme aussi ridicule ?
Un jour vint pourtant, jour fatal, où le hasard me mit en présence de Boudin, malgré moi. Il était dans le fond de la boutique ; je ne m'étais pas aperçu de sa présence, et j'entrai. L'encadreur prend la balle au bond et, sans me demander mon avis, me présente : "Voyez donc, Monsieur Boudin, c'est ce jeune homme qui a tant de talent pour la charge !" Et Boudin, immédiatement, venait à moi, me complimentait gentiment de sa voix douce, me disait : "Je les regarde toujours avec plaisir, vos croquis ; c'est amusant, c'est leste, c'est enlevé. Vous êtes doué, ça se voit tout de suite. Mais vous n'allez pas, j'espère, en rester là. C'est très bien pour un début, mais vous ne tarderez pas à en avoir assez, de la charge. Etudiez, apprenez à voir et à peindre, dessinez, faites du paysage. C'est si beau, la mer et les ciels, les bêtes, les gens et les arbres tels que la nature les a faits, avec leur caractère, leur vraie manière d'être, dans la lumière, dans l'air, tels qu'ils sont".
Mais les exhortations de Boudin ne mordaient pas. L'homme, tout compte fait, me plaisait. Il était convaincu, sincère, je le sentais, mais je ne digérais pas sa peinture, et, quand il m'offrait d'aller dessiner avec lui en pleins champs, je trouvais toujours un prétexte pour refuser poliment. L'été vint ; j'étais libre, à peu près, de mon temps ; je n'avais pas de raison valable à donner ; je m'exécutai de guerre lasse. Et Boudin, avec une inépuisable bonté, entreprit mon éducation. Mes yeux, à la longue, s'ouvrirent, et je compris vraiment la nature ; j'appris en même temps à l'aimer. Je l'analysai au crayon dans ses formes, je l'étudiai dans ses colorations. Six mois après, en dépit des objurgations de ma mère, qui commençait à s'inquiéter sérieusement de mes fréquentations et qui me voyait perdu dans la société d'un homme aussi mal noté que Boudin, je déclarai tout net à mon père que je voulais me faire peintre, et que j'allais m'installer à Paris, pour apprendre.
-
Tu n'auras pas un sou !
- Je m'en passerai.
Je pus m'en passer, en effet. J'avais depuis longtemps fait ma bourse. Mes caricatures l'avaient garnie largement. Il m'était souvent arrivé, en un jour, d'exécuter sept ou huit portraits-charge. A un louis la pièce, mes rentrées avaient été fructueuses, et j'avais pris l'habitude, dès le début, de les confier à une de mes tantes, ne me réservant pour mon argent de poche que des sommes insignifiantes. Avec deux mille francs, à seize ans, on se croit riche. Je me munis, près de quelques amateurs de peinture qui protégeaient Boudin, qui avaient des relations avec Monginot, avec Troyon, avec Amand Gautier, de quelques lettres de recommandation et je filai dare-dare sur Paris.
Je mis quelque temps, tout d'abord, à me débrouiller. J'allai visiter les artistes près desquels j'étais introduit. Je reçus d'eux d'excellents conseils ; j'en reçus aussi de détestables. Troyon ne voulut-il pas me faire entrer dans l'atelier de Couture ? Avec quelle décision je m'y refusai, inutile de vous le dire. J'avoue même que cela me refroidit, momentanément du moins, dans mon estime pour Troyon. Je cessai peu à peu de le voir et ne me liai plus, tout compte fait, qu'avec des artistes qui cherchaient. Je rencontrai à ce moment Pissarro qui ne songeait pas encore à se poser en révolutionnaire et qui travaillait tout bonnement dans la note de Corot. Le modèle était excellent ; je fis comme lui, mais, tout le temps de mon séjour à Paris, qui dura quatre années, etb qu'entrecoupèrent d'ailleurs de fréquents voyages au Havre, c'est sur les conseils de Boudin que je me réglai, tout enclin que je fusse à voir avec plus de largeur la nature.
J'atteignis ainsi mes vingt ans. L'heure de la conscription allait sonner. Je la vis approcher sans terreur. Ma famille de même. On ne m'avait pas pardonné ma fugue, on ne m'avait laissé vivre à mon gré, durant ces quatre années, que parce qu'on espérait me pincer au tournant du service militaire. On supposait que, ma gourme une fois jetée, je me trouverais suffisamment assagi pou rentrer, sans trop me faire prier, chez les miens et me plier enfin aux affaires. Sur mon refus, on me couperait les vivres, et, si je tirais un mauvais numéro, on me laisserait partir.
On se trompait. Les sept années qui paraissaient si dures à tant d'autres me paraissaient à moi pleines de charmes. Un ami qui était un "chass d'Af" et qui adorait la vie militaire, m'avait communiqué son enthousiasme et insufflé son goût d'aventures. Rien ne me semblait attirant comme les chevauchées san fin au grand soleil, les razzias, le crépitement de la poudre, les coups de sabre, les nuits dans le désert sous la tente et je répondis à la mise en demeure de mon père par un geste d'indifférence superbe. J'amenai un mauvais numéro. J'obtins, sur mes instances, d'être versé dans un régiment d'Afrique et je partis.
Je passai en Algérie deux années qui, réellement, furent charmantes. Je voyais sans cesse du nouveau ; je m'essayais, dans mes moments de loisir, à le rendre. Vous n'imaginez pas à quel point j'y appris et combien ma vision y gagna. Je ne m'en rendis pas compte tout d'abord. Les impressions de lumière et de couleur que je reçus là-bas ne devaient que plus tard se classer : mais le germe de mes recherches futures y était.
Je tombai malade, au bout de deux ans, très gravement. On m'envoya me refaire au pays. Les six mois de convalescence s'écoulèrent à dessiner et à peindre avec un redoublement de ferveur. A me voir ainsi m'acharner, tout miné que je fusse par la fièvre, mon père se convainquit qu'aucune volonté ne me briserait, qu'aucune épreuve n'aurait raison d'une vocation aussi déterminée, et, tant par lassitude que par crainte de me perdre, car le médecin lui avait laissé entrevoir cette éventualité, dans le cas où je retournerais en Afrique, se décida vers la fin de mon congé à me racheter.
"Mais il est bien entendu, me dit-il, que tu vas travailler, cette fois, sérieusement. Je veux te voir dans un atelier, sous la discipline d'un maître connu. Si tu reprends ton indépendance, je te coupe sans barguigner ta pension. Est-ce dit ?" La combinaison ne m'allait qu'à moitié, mais je sentis bien qu'il était nécessaire, pour une fois que mon père entrait dans mes vues, de ne pas le rebuter. J'acceptai. Il fut convenu que j'aurais à Paris, dans la personne du peintre Toulmouche, qui venait d'épouser une de mes cousines, un tuteur artistique qui me guiderait et fournirait le compte rendu régulier de mes travaux.
Je débarquai un beau matin chez Toulmouche avec un stock d'études dont il se déclara enchanté. "Vous avez de l'avenir, me dit-il, mais il faut canaliser votre élan. Vous allez entrer chez Monsieur Gleyre. C'est le maître rassis et sage qu'il vous faut". Et j'installai en maugréant mon chevalet dans l'atelier d'élèves que tenait cet artiste célèbre. J'y travaillai, la première semaine, en conscience, et j'enlevai avec autant d'application que de fougue mon étude de nu d'après le modèle vivant que Monsieur Gleyre corrigeait le lundi. Quand il passa, la semaine d'après, devant moi, il s'assit, et, solidement calé sur ma chaise, regarda attentivement le morceau. Je le vois ensuite se retourner, inclinant d'un air satisfait sa tête grave, et je l'entends me dire en souriant : "Pas mal ! pas mal du tout, cette affaire-là, mais c'est trop dans le caractère du modèle. Vous avez un bonhomme trapu : vous le peignez trapu. Il a des pieds énormes : vous les rendez tels quels. C'est très laid, tout ça. Rappelez-vous donc, jeune homme, que, quand on exécute une figure, on doit toujours penser à l'antique. La nature, mon ami, c'est très bien comme élément d'étude, mais ça n'offre pas d'intérêt. Le style, voyez-vous, il n'y a que ça".
J'étais fixé. La vérité, la vie, la nature, tout ce qui provoquait en moi l'émotion, tout ce qui constituait à mes yeux l'essence même, la raison d'être unique de l'art, n'existait pas pour cet homme. Je ne resterais pas chez lui. Je ne me sentais pas né pour ercommencer à sa suite les Illusions perdues et autres balançoires. Alors à quoi bon persister ?
J'attendis toutefois quelques semaines. Pour ne pas exaspérer ma famille, je continuai à faire acte de présence, mais le temps d'exécuter d'après le modèle une pochade, d'assister à la correction..., et je filais. J'avais trouvé, d'ailleurs, à l'atelier, des compagnopns qui me plaisaient, des natures qui n'avaient rien de banal. C'étaient Renoir et Sisley, que je ne devais plus désormais perdre de vue ; c'était Bazille, qui devint aussitôt mon intime, et qui aurait fait parler de lui, s'il avait vécu. Ni les uns ni les autres ne mainfestaient plus que moi d'enthousiasme pour un enseignement qui contrariait à la fois leur logique et leur tempérament. Je leur prêchai immédiatement la révolte. L'exode résolu, on partit, et nous prîmes un atelier en commun, Bazille et moi.
J'ai oublié de vous dire que, depuis peu, j'avais fait la connaissance de Jongkind. Pendant mon congé de convalescence, un bel après-midi, je travaillais aux environs du Havre dans une ferme. Une vache pâturait dans un pré : l'idée me vint de dessiner la bonne bête. Mais la bonne bête était capriceuse, et, à chaque instant, se déplaçait. Mon chevalet d'une main, ma sellette de l'autre, je la suivais pour retrouver tant bien que mal mon point devue. Mon manège devait être fort drôle car un grand éclat de rire, derrière moi retentit. Je me retourne et je vois un colosse qui pouffe. Mais le colosse était un bon diable. "Attendez, me dit-il, que je vous aide". Et le colosse, à grandes enjambées, rejoint la vache et, l'empoignant par les cornes, veut la contraindre à poser. La vache, qui n'en avait pas l'habitude, se rebiffe. C'est à mon tour, cette fois, d'éclater. le colosse, tout déconfit, lâche la bête et vient faire la causette avec moi.
C'était un Anglais de passage, très amoureux de peinture et très au courant, ma foi, de ce qui se passait chez nous :
- Alors
vous faites du paysage, me dit-il.
- Mon Dieu, oui.
- Connaissez-vous Jongkind ?
- Non, mais j'ai vu de sa peinture.
- Qu'en dites-vous ?
- C'est rudement fort.
- Vous êtes dans le vrai. Savez-vous qu'il est ici ?
- Ah bah ?
- Il habite à Honfleur. Auriez-vous plaisir à le connaître ?
- Fichtre oui. Mais vous êtes donc de ses amis ?
- Je ne l'ai
jamais vu, mais dès que j'ai su sa présence, je lui ai envoyé ma
carte. C'est une entrée en matière. Je vais l'inviter à déjeuner avec
vous.
L'Anglais, à ma grande surprise, tint parole et, le dimanche suivant, nous déjeunions tous trois de compagnie. Jamais repas ne fut si gai. En plein air, dans un jardinet de campagne, sous les arbres, en face d'une bonne cuisine rustique, son verre plein, entre deux admirateurs dont la sincérité ne faisait pas de doute, Jongkind ne se sentait pas d'aise. L'imprévu de l'aventure l'amusait : il n'était pas habitué, d'ailleurs, à êtrerecherché de la sorte. Sa peinture était trop nouvelle et d'une note bien trop artistique pour qu'on l'appréciât, en 1862, à son prix. Nul, aussi, ne savait moins se faire valoir. C'était un brave homme tout simple, écorchant abominablement le français, très timide. Il fut très expansif ce jour-là. Il se fit montrer mes esquisses, m'invita à venir travailler avec lui, m'expliqua le comment et le pourquoi de sa manière et compléta par là l'enseignement que j'avais déjà reçu de Boudin. Il fut, à partir de ce moment, mon vrai maître, et c'est à lui que je dus l'éducation définitive de mon oeil.
Je le revis à Paris très souvent. Ma peinture, ai-je besoin de le dire, y gagna. Les progrès que je fis furent rapides. Trois ans après, j'exposais. Les deux marines que j'avais envoyées furent reçues avec un numéro un, accrochées sur la cimaise en belle place. Ce fut un gros succès. Même unanimité dans l'éloge, en 1866, pour un grand portrait que vous avez vu chez Durand-Ruel fort longtemps, la Femme en vert. Les journaux portèrent mon nom jusqu'au Havre. La famille me rendit enfin son estime. Avec l'estime revint la pension. Je nageai dans l'opulence, provisoirement du moins, car on devait se rebrouiller par la suite, et je me lançai à corps perdu dans le plein air.
C'était une dangereuse nouveauté. Nul n'en avait fait jusque là, pas même Manet qui ne s'y essaya que plus tard, après moi. Sa peinture était encore très classique, et je me souviens toujours du mépris avec lequel il parla de mes débuts. C'était en 1867 : ma manière s'était accusée, mais elle n'avait rien de révolutionnaire, à tout prendre,. J'étais loin d'avoir encore adopté le principe de la division des couleurs qui ameuta contre moi tant de gens, mais je commençais à m'y essayer partiellement et je m'exerçais à des effets de lumière et de couleur qui heurtaient les habitudes reçues. Le jury, qui m'avait si bien accueilli tout d'abord, se retourna contre moi, et je fus ignominieusement blackboulé quand je présentai cette peinture nouvelle au Salon.
Je trouvai tout de même un moyen d'exposer, mais ailleurs. Touché par mes supplications, un marchand qui avait sa boutique rue Auber consentit à mettre en montre une marine refusée au Palais de l'Industrie. Ce fut un tollé général. Un soir que je m'étais arrêté dans la rue, au milieu d'une troupe de badauds, pour entendre ce qu'on disait de moi, je vois arriver Manet avec deux ou trois de ses amis. Le groupe s'arrête, regarde, et Manet, haussant les épaules, s'écrie dédaigneusement : "Voyez-vous ce jeune homme qui veut faire du plein air ? Comme si les anciens y avaient jamais songé !"
Manet avait d'ailleurs contre moi une vieille dent. Au Salon de 1866, le jour du vernissage, il avait été accueilli, dès l'entrée par des acclamations. "Excellent, mon cher, ton tableau !" Et des poignées de main, des bravos, des félicitations. Manet, comme vous pouvez le penser, exultait. Quelle ne fut pas sa surprise quand il s'aperçut que la toile dont on le félicitait était de moi. C'était la Femme en vert. Et le malheur avait voulu que, s'esquivant, il tombât sur un groue dont Bazille et moi nous étions. "Comment va ? lui dit un des nôtres. - Ah ! mon cher, c'est dégoûtant, je suis furieux. On ne me fait compliment qued'un tableau qui n'est pas de moi. C'est à croire à une mystification".
Quand Astruc, le lendemain, lui apprit que son mécontentement s'était exhalé devant l'auteur même du tableau et qu'il lui proposa de me présenter à lui, Manet, d'un grand geste, refusa. Il me gardait rancune du tour que je lui avais joué sans le savoir. Une seule fois on l'avait félicité d'un coup de maître et ce coup de maître avait été frappé par un autre. Quelle amertume pour une sensibilité à vif comme la sienne.
Ce fut en 1869 seulement que je le revis, mais pour entrer dans son intimité aussitôt. Dès la première rencontre il m'invita à venir le retrouver tous les soirs dans un café des Batignolles où ses amis et lui se réunissaient, au sortir de l'atelier, pour causer. J'y rencontrai Fantin-Latour et Cézanne, Degas, qui arriva peu après d'Italie, le critique d'art Duranty, Emile Zola qui débutait alors dans les lettres, et quelques autres encore. J'y amenai moi-même Sisley, Bazille et Renoir. Rien de plus intéressant que ces causeries, avec leur choc d'opinions perpétuel. On s'y tenait l'esprit en haleine, on s'y encourageait à la recherche désintéressée et sincère, on y faisait des provisions d'enthousiasme qui, pendant des semaines et des semaines, vous soutenaient jusqu'à la mise en forme définitive de l'idée. On en sortait toujours mieux trempé, la volonté plus ferme, la pensée plus nette et plus claire.
La guerre vint. Je venais de me marier. Je passai en Angleterre. Je trouvai à Londres Bonvin, Pissarro. J'y connus aussi la misère. L'Angleterre ne voulait pas de nos peintures. C'était rude. Un hasard me fit rencontrer Daubigny, qui naguère m'avait témoigné de l'intérêt. Il exécutait alors des vues de la Tamise qui plaisaient beaucoup aux Anglais. Ma situation l'émut. "Je vois ce qu'il vous faut, me dit-il ; je vais vous amener un marchand". Je faisais la connaissance, le lendemain, de Durand-Ruel.
Et Durand-Ruel, pour nous, fut le sauveur. Pendant quinze ans et plus, ma peinture et celle de Renoir, de Sisley, de Pissarro n'eurent d'autre débouché que le sien. Un jour vint où il lui fallut se restreindre, espacer ses achats. Nous croyions voir la ruine : c'était le succès qui arrivait. Proposés à Petit, aux Boussod, nos travaux trouvèrent en eux des acheteurs. On les trouva tout de suite moins mauvais. Chez Durand-Ruel, on n'en eût pas voulu ; on prenait confiance chez les autres. On acheta. Le branle était donné. Tout le monde veut tâter de nous aujourd'hui.
Claude Monet
Propos recueillis par Thiébault-Sisson
Publié le 26 novembre 1900 dans le journal "Le Temps"
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